Cette œuvre devant nous
« Regarde attentivement, ce que tu vas voir n’est plus ce que tu viens de voir. », professait le grand Léonard de Vinci, tout à la fois souverain de l’exactitude géométrique et maestro des illusions. Cette sentence s’applique à la perfection aux recherches plastiques de Sosthène Baran, non seulement parce que l’art du glacis ou celui du sfumato “léonardevincien” n’ont aucun secret pour lui, mais surtout parce qu’elles ne s’énoncent qu’à travers des ellipses, des chausse-trappes et autres trompe-l’œil. Ce que nous admirons à première vue ne sera donc plus vraiment ce que nous contemplerons un instant plus tard, lorsque nous aurons repéré, déplacé et réarrangé tout ce que l’artiste a laissé à la disposition de notre regard, sinon de nos mains mêmes. Car ses peintures sont tout autant des collages d’objets, ses collages des bas-reliefs, ses bas-reliefs des retables, ses retables des cabinets de curiosité. Il n’y a ainsi rien de fortuit dans ses œuvres, tant sont-elles le résultat d’un travail savamment élaboré dont l’habileté le conjugue à la subtilité. Et plus leur processus et leur facture s’effacent ou s’invisibilisent, plus leur nature et leur expression se dévoilent et se manifestent au-delà de leurs mystères et de leurs étrangetés. Pour autant, rien n’y fait système, au sens où tout devrait rompre avec son origine afin de se structurer de façon autonome et indépendante. Tout y est en revanche relié par un fin réseau de fils aussi ténus que solides, d’entre-deux aussi éloquents que des présences, de mécanismes aussi ingénieux que des tours de passe-passe.
« L’art existe, demeure dans son histoire pour la même raison qui fait que l’œuvre est toujours devant nous. Exercice d’un désir qui ne manque pas d’objets, mais qui manque chaque fois son objet, pour se retourner trop tard, se détourner trop tôt. C’est pour cela que je peux à la fois me souvenir et vivre, être mémoire et innocence, marcher au pas du temps, ne cessant de traverser l’espace de réminiscence et de mirage où le sens brille et recule. », déclarait Gaëtan Picon dans son essai « Admirable tremblement du temps ». Chez Sosthène Baran, l’espace et le temps se superposent, s’associent et fusionnent, voire se renversent, pour mieux métamorphoser les images en apparitions sans origine ni destin préétablis. Pour peu pourrait-on affirmer ici que la réalité n’existe pas, car sitôt survenue devant nous est-elle déjà prise dans l’entrelacs du présent et du passé, de la vision et de son souvenir. Il n’y a donc là pas plus de réel que d’attente, d’espérance ou de désir pour, par et à travers un réel considéré comme un territoire de possibles. Aussi l’artiste l’arpente-t-il inlassablement à la recherche de quelques pépites de merveilleux ou d’extraordinaire insérés dans la gangue du quotidien et de l’ordinaire. Et, en entomologiste cette fois, n’a-t-il de cesse de les observer et de les analyser afin d’en saisir toutes les facultés et les potentialités, puis les mettre en œuvre dans tous les sens du terme. Ce qui nait sous nos yeux éblouis n’est dès lors issu que d’un processus de renaissance préalable entre ses doigts de prestidigitateur des figures et des formes : ce qui nous semble création d’aujourd’hui se révèle morceau d’histoire, sculpture façonnée avec soin objet trouvé, et inversement ! Ce qu’on y trouve n’est que ce qui s’y retrouve…
Ce n’est pas un hasard non plus si, pour cette exposition, il est parti, à rebours de ce qui aurait pu être attendu, de fonds noirs pour mieux faire surgir les lumières. Paul Claudel ne soulignait-il pas : « Il y a des yeux qui reçoivent la lumière et il y a des yeux qui la donnent. » Chez Sosthène Baran, les diamants bruts du réel retaillés par ses soins, puis enchâssés au cœur de son propre paysage d’expérimentations plastiques, brillent de tous leurs feux. Et leurs éclats n’ont pas encore finis d’illuminer la profondeur de nos nuits et la clarté de nos jours.
Marc Donnadieu