2024
Avant-propos, Rouen, France, Talweg
Instituto Inclusartiz, Rio de Janeiro, Brésil, Sambaqui
2023
Chapelle de la congrégation, Peillac, France, Le comportement des choses
2022
CAC Passerelle, Brest, France, Les Forces Heureuses
2023
Frac Bretagne, Rennes, France, Exposition des finalistes du prix Frac – Art Norac
2022
Musée de la faiencerie, Sarreguemines, France, Made in IEAC
Ancienne usine Péchiney, Laval-de-Cère, France, Traces éventuelles de graisse
2021
La Station, Nice, France, La grande diagonale
Château de la Nuenbourg, Guebwiller, France, Tadam
2020
Galerie Epice, Daejeon, France, Reflet
2019
Galerie Pictura, Cesson-Sévigné, France, Emergence
Galerie Louarn, Poullan-Sur-Mer, France, L’herbe qui pousse sur nos doigts vient de la terre qui existe sous nos doigts
2018
EESAB, Quimper, France, Demain c’est loin
2016
Les Abords – UBO, Brest, France, Nightfall (Restitution de la résidence menée à bord du B.O.A.T.®)
Roland Barthes, commentant des Reliquaires (1957) de Bernard Réquichot, écrivait « N'est-ce pas le magma interne du corps qui est placé là, au bout de notre regard, comme un champ profond ? ». Ainsi, dans quelques-unes de ses œuvres – Bad tripes, 2022 – Céline Le Guillou invente des formes qui mettent la profondeur à portée de regard et de main, des choses indécidables, monochromes – Jusqu’à l’os, 2022 – ou aux couleurs fondues et glaçures lisses qui insinuent le trouble dans nos perceptions, appelant la caresse tout en instaurant un léger vertige. Elle explore, sur le même registre, les profondeurs infinies du dessin et de la peinture, mêlant boue, cire, huile et pigments, en d’étranges topologies – Sciatique Heaven, 2022 – où la matière se déploie en formes fluides et incontrôlables.
Du côté du corps dans l’histoire de l’art, on peut sous cet angle penser au gisant d’entrailles de Jeanne de Bourbon à la basilique Saint-Denis, son sac de viscères à la main, dont on devine les formes, ou bien au somptueux Bœuf écorché de Rembrandt, qui donne à voir les méandres colorés du dedans. Et l’on pourrait y associer les sculptures molles de Claes Oldenburg ou le sublime viscéral de Robert Morris, les objets organiques en latex translucide de Eva Hesse, les formes libres, colorées et inquiétantes de Franz West, les petits mondes parallèles d’Hélène Garache, ou encore les objets de mémoire de Tatiana Trouvé, dont l’apparente souplesse est faite de marbre ou de bronze. On verra aussi dans le travail de Céline Le Guillou l’histoire des sciences de la vie et de la terre : planches de dissection, bustes anatomiques aux reliefs modelés et démontables, imagerie médicale high tech, cartographies, coraux et branches, terres et pierres. Car la frontière est incertaine entre l’intérieur et la surface, mais aussi entre le corps – peau, sexe, squelette ou viscère – et la chose (Position, 2018 ; Arrières-trains, 2018).
D’ailleurs, si les choses d’argile, de résine ou de papier mâché qu’elle modèle, semblent quasi autonomes, sécrétant leur propre forme dans l’espace – Allusive, 2018 –, ce n’est pas tant sur le mode formaliste des coulées de polyuréthane expansé que créait César dans les années 1970, que selon un nouveau rapport au vivant et au monde en général, qui nous conduit désormais à reconsidérer nos certitudes surplombantes.
Sa récente résidence à Rio de Janeiro a fourni de nouveaux matériaux à sa démarche d’exploration et de déhiérarchisation du vivant, qu’il s’agisse d’emprunts de déchets végétaux trouvés dans la forêt de Tijuca, ou de solidarité avec les femmes paysannes de Gamboa inventant, face aux désordres et à la violence du monde, une production agroécologique.
En 1929, Yves Tanguy donna pour titre À quatre heures d'été, l'espoir, à l’une de ses toiles figurant un espace imaginaire dont on ne sait s’il est d’air ou d’eau, une sorte de « soupe primordiale » d’où pourrait émerger un monde nouveau. C’est à cette œuvre que me font penser les peintures – Osmose, 2023 – de Céline Le Guillou. des espaces d’air et d’eau, de paysage et de corps, à l’orée d’un possible auquel elle nous convie.
Pour « Talweg » – le mot pouvant désigner une ligne imaginaire reliant les points les plus bas d'une vallée, ou bien un creux barométrique entre deux zones de hautes pressions –, elle instaure un dialogue des pièces entre elles, avec le lieu, et avec le regardeur. Toute une collection d’objets « à vivre », comme autant de fragments d’un monde où le banal, le mineur et l’hétérogène se recomposent sans fin en d’insolites paysages.
Il paraît qu’au commencement était la terre. L’incipit est connu. Il a donné suite à bien des récits : nombre d’entre eux sont des histoires d’amour. Il y en a une, en art, qui se raconte depuis l’Antiquité, et s’articule autour de Pygmalion et Galatée. Un antique sculpteur, talentueux et un peu forceur, s’enticha vivement des formes d’une femme qu’il était en train de tailler de ses propres mains. Dans la matière, langoureusement, il cisaillait les courbes et la chair, la pulpe et les sillons, tombant en amour devant la sculpture qu’il élevait. Chagriné de ne pas la voir s’animer pour de vrai, l’amant transi invoqua Aphrodite. La déesse, attendrie, exauça son souhait, et insuffla la chaleur de la vie humaine à la terre désespérément frigide. Ovide raconte la fabuleuse métamorphose dès le Ier siècle de notre ère ; nombre de sculpteur·ice·s jusqu’à aujourd’hui ne s’en sont toujours pas remis·e·s.
Au commencement il y a la terre, et nombre d’histoires d’amour y trouvent leurs racines. Il y en a une, plus récente mais au moins aussi merveilleuse, qu’a articulée Céline Le Guillou entre les murs du CAC Passerelle. Le conte qu’elle y a mis en scène est un remake d’Ovide en même temps qu’une correction. Il met à jour un poncif bientôt éculé, autant qu’il offre un nouveau chapitre à l’histoire, romantique et conflictuelle, qui lie les sculpteur·ice·s de toutes les époques à leur matière première. Dans ses formes de céramique, de terre et de porcelaine, le long de ses structures de bois et de ses toiles de lin, ou bien encore par-dessus les tissus qu’elle a pendus comme des pièges le long du parcours et jusque dans les couleurs giclées sur les murs, Céline Le Guillou dévoile les aventures qu’elle a multipliées dans son atelier, et les vies qu’elle et ses matériaux y ont enfantées.
Ce que la mythologie ovidienne a longtemps laissé penser, l’artiste le contredit avec malice : la terre n’est pas si docile et aucun sculpteur n’est tout-puissant. Dans les entrailles de la matière croissent des formes et des êtres qui ne se contrôlent jamais entièrement. Le dénouement n’est pas tragique pour autant : il n’y a ici que des « forces heureuses » qui accompagnent l’artiste et ses fidèles colombins – ces rouleaux de terre à partir desquels toute sculpture commence – au fur et à mesure de leurs péripéties.
Il faut des tripes pour avancer, et ce sont elles que l’aventureuse sculptrice a décidé d’offrir aux yeux du monde, sur des plateaux de bois ou entre deux plaques de cire. Digne héritière de Judith tranchant la tête d’Holopherne, Céline Le Guillou a tranché les petits corps que lui ont donné la terre, le grès ou la porcelaine. Approchez et observez ces intestins onctueux, tantôt lisses et brillants, tantôt mats et granuleux, prêts à dégouliner hors de leur peau fragile, découpés comme du beurre dans leur « pain » de terre. Le nuancier pastel se décline à l’envi mais laisse bientôt place au marronâtre et au rougeâtre, dans une transition habilement ménagée qui empêche les entrailles de se nouer. Tournez autour de cette tranche de corps monstrueux et terreux, prise entre deux membranes vitrifiées, sanguinolente mais tranquille dans sa nouvelle chrysalide. Est-ce une oreille, une crevette, un repas prédigéré ou bien encore le vestige d’un laboratoire d’anatomie ? Quelle mue ce corps prépare-t-il ? Sur la table lumineuse, tout au fond de l’espace : les coulisses et le billard d’opération-dissection. Il y a, là encore, de la chair, de la pulpe et du sillon, mais aussi du liquide, du déchet, du rejet, du cru et du cuit, des dégoulinures et des craquelures, des sécrétions et des vergetures. Des choses que la mythologie ne préfère pas nommer mais qui révèlent ce que Pygmalion n’a pas voulu voir : la terre était déjà vivante avant qu’on ne se mette à la palper. Céline Le Guillou le sait, et ne partage donc pas le chagrin de son prédécesseur. Elle prend la suite de l’histoire comme un jeu, dont elle affiche clairement les règles. Celui-ci n’est plus binaire, et nul n’en sortira vainqueur tout·e seul·e. L’amour est affaire de collaboration et d’équilibre, qu’il a fallu trouver entre tou·te·s les pseudo-adversaires, pour insuffler non plus la vie – finalement déjà là – mais le bonheur – ô combien plus difficile à atteindre. Il y a de la jouissance dans les vallons et les bosses, les courbes et les contre-courbes ménagées par l’artiste. Et si l’amour est un jeu, la sculpture aussi, qui s’incarne ici dans une palette de couleurs douces et pastels, artifice espiègle pour figurer le gore et le monstrueux sans que l’on ne s’en effraie pour autant. À l’horreur, l’artiste préfère l’étonnement, qu’elle suscite avec autant de politesse que de calcul, guidant nos corps et nos regards – car c’est sur eux qu’elle a réellement prise – le long des transmutations auxquelles elle et ses comparses d’atelier minéraux ont abouti.
Céline Le Guillou n’a rien à envier à l’antique, question métamorphose. Composant avec les flammes du four à céramique, les liens qu’entretiennent depuis toujours la peinture et la sculpture, mais aussi les codes de monstration de l’installation muséale, l’artiste a multiplié les stratégies pour faire avancer ses pions. Ici et là, elle a placé des poches, des formes biomorphiques et des organes, qui ont évolué et engendré à leur tour leur propre répertoire de gestes, et toute une généalogie de petits corps, au hasard des manipulations magiques. Alchimiste du temps présent, Céline Le Guillou a mélangé les oxydes et la chamotte, les intrants et les émaux ; elle a superposé les couches de pigments et multiplié les cuissons ; elle a joué avec le feu et les éléments, jusqu’à trouver la seule formule qui vaille vraiment la peine d’être révélée : celle pour composer avec des vies qu’on ne pourra jamais vraiment maîtriser.
Et alors ? Que les cœurs évacuent leur peine ; à quoi bon vouloir tout dominer ? Comme d’une mère pas trop possessive, d’une amante pas trop jalouse, d’une sculptrice – enfin – plus trop forceuse, Céline Le Guillou a réussi à accepter de laisser vivre tranquille les petits êtres dont elle s’est entourée. Et le monstrueux, alors, de laisser libre cours à la gaffe, la balourdise, à ce petit rire imprévu venu dégonfler tout le sérieux qu’on voulait absolument prêter aux histoires d’amour et de l’art. Dans un coin de la première salle d’exposition, un petit corps de papier mâché rose et duveteux, aussi grotesque dans sa forme que dans sa position, est comme coincé dans une haute structure faite de tiges de bois. L’amour et la sculpture, c’est aussi ça : se prendre des râteaux, parfois, mais réussir à en faire une force, heureuse, qui permettra de trouver le meilleur équilibre.
Née en 1994, Céline Le Guillou développe un travail de peinture à l’huile et de sculpture d’inspiration essentiellement formaliste. Attentive à ce qui se joue dans l’atelier, à l’acte de création en tant que tel, sa démarche est sous-tendue par l’attention donnée aux matériaux qu’elle mobilise. Il s’agit de leur laisser la liberté de s’exprimer ; d’accompagner la matière œuvrée sans lui enlever « la responsabilité́ de s’organiser par elle-même ». L’artiste affirme ici une position d’intermédiaire. Maïeuticienne à l’écoute intuitive, elle est celle qui, par le truchement de ses gestes, favorise le passage d’un état à un autre. Ses expérimentations donnent naissance à des assemblages de diverses tailles, le plus souvent réalisés à partir de l’agencement d’éléments récupérés, retravaillés. Après les avoir beaucoup employés, elle se détourne progressivement de matériaux synthétiques – mastique polyester, mousse extrudée – au profit d’autres matériaux d’origine plus naturelle – bois, cire, résine acrylique, tissus et plâtre. Surtout, telle une réponse à sa croyance en une intériorité de la matière-même, en un mouvement interne qu’il s’agirait de révéler, Céline Le Guillou, à la suite de son diplôme à l’EESAB de Quimper, se perfectionne dans les techniques de la terre dans le cadre d’une formation longue à l’Institut européen des arts céramiques (IEAC, Guebwiller).
À l’heure de ces lignes, Céline Le Guillou crée des œuvres uniques lesquelles, sans être régies par une approche en séries, semblent mutuellement se répondre une fois réunies au sein d’un espace. Comme une volonté d’étendre les possibilités des matériaux, d’en flouter les textures tout en voilant leur origine, elle en recouvre certains d’enduits ou de cire, voire les enveloppe de tissus encollés. Elle qui apprécie le transitoire et l’entre-deux, goûte les effets de déroute du regard ainsi provoqués, autant que le paradoxe instauré par l’alternance entre des formes d’inspiration organique et d’autres plus géométriques, abstraites. Ce penchant pour la contradiction – ou la complémentarité, c’est selon – se retrouve dans la gamme chromatique de ses œuvres peintes comme sculptées. Ainsi, les tons pastel (avec une prédominance des jaunes, bleus, roses) font danser les formes rondes, tandis qu’en contrepoint, les éléments géométriques aux bords plus francs tranchent de leurs notes foncées. C’est parfois le socle, partie intégrante de la plupart de ses sculptures, qui véhicule ce contraste formel tout en permettant de faciliter la lecture d’ensemble. Outre leurs titres, quelques mots gardés secrets accompagnent certaines pièces, que l’artiste personnifie volontiers lorsqu’elle en parle. Sans préexister à leur création, ils constituent au contraire une manière de mettre en récit les sensations qui l’ont dirigée.